Polytechnique, 25 ans plus tard

Vingt longues minutes

Entre le premier et le dernier coup de feu de Marc Lépine, il ne s’est écoulé que 20 minutes. Vingt longues minutes au cours desquelles 14 femmes ont été abattues, 14 personnes (hommes et femmes) ont été blessées, dans une tuerie qui a traumatisé la société québécoise. Voici le fil des événements, reconstitué grâce au rapport du coroner publié en mai 1990.

16h40-17h10

Local A-201 (registrariat) 

Au deuxième étage, Marc Lépine, 25 ans, vêtu d’un jeans bleu et de bottes Kodiak, est assis sur un banc à l’entrée du local du registrariat. Il n’est pas étudiant, même s’il a déjà été inscrit en 1986 et a été vu trois fois dans la semaine précédant le 6 décembre. Il bloque partiellement l’accès au local – les étudiants doivent l’enjamber pour circuler. On le voit fouiller dans un sac de plastique sans en montrer le contenu. Une employée s’approche pour lui demander si elle peut l’aider. Il ne répond pas et quitte les lieux. Il erre un moment, puis se dirige vers une classe.

17h10

Local C-230.4 

Dans cette classe du deuxième étage, des étudiants en génie mécanique du professeur Adrian Cernea écoutent l’exposé d’un camarade. Lépine entre. Il tient une carabine de ses deux mains. « Tout le monde arrête tout ! » Il tire un coup de feu au plafond.

« Séparez-vous, les filles à gauche, les gars à droite ! » Personne ne réagit. Il répète son ordre, d’un ton beaucoup plus autoritaire. Dans l’énervement, garçons et filles se mélangent de groupe. Lépine pointe la droite, ordonne aux gars d’aller à droite. C’est le côté où se trouve la porte. De la gauche, il pointe aux filles le fond de la classe.

« Ok, les gars sortez, les filles, restez là. »

Les gars sortent, mais apparemment pas assez vite au goût de Lépine. « Grouillez-vous le cul ! » Les derniers gars sortent en courant.

17h10-17h15

À l’intérieur : 

Local C-230.4 

Lépine reste seul devant les neuf filles rassemblées dans le fond de la classe. Il s’approche d’elles. 

 – Savez-vous pourquoi vous êtes là ? 

 – Non, répond une étudiante, Nathalie Provost. 

 – Je lutte contre le féminisme. 

 – Mais on n’est pas des féministes, réplique Nathalie Provost. On n’a jamais lutté contre des hommes ! 

Lépine ne répond pas. À la place, il se met à tirer de gauche à droite sur le groupe. Une trentaine de balles atteignent les neuf filles. Trois, dont Nathalie Provost, sont blessées. Six ne se relèveront pas : Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier et Annie St-Arneault.

À l’extérieur : 

Premier appel au 911 à 17h12. Un étudiant parle de coups de feu dans une classe où le tireur n’a gardé que les filles. Le préposé du 911 entend lui-même des coups de feu ainsi qu’une personne qui gémit.

« J’ai vu Marc Lépine entrer dans ma classe. Il nous a mis dehors, mes étudiants garçons et moi. Il a tué mes étudiantes. Elles avaient l’âge de ma fille. » 

– Adrian Cernea, ancien professeur à Poly

17h15

À l’intérieur : 

Deuxième étage 

Lépine sort dans le corridor. Il tire sur des étudiants dans le local des photocopieuses – un homme et deux femmes sont blessés. Il retourne sur ses pas et entre dans la classe C-228. Il regarde le groupe et repère une étudiante dans le fond de la classe. Il vise puis tente de tirer deux coups de feu dans sa direction, mais son arme ne fonctionne pas. Il quitte le local. Il recharge son arme près d’un escalier de secours. Un étudiant qui descend les marches l’entend dire :  

– Oh shit, j’ai pu de balles. 

L’étudiant poursuit son chemin et continue dans le corridor. Il aperçoit alors les trois blessés du local des photocopieuses. Il se retourne vers Lépine, à temps pour le voir relever son arme. Il part en courant. 

Lépine est retourné au local C-228. La porte est verrouillée. Il tire trois coups de feu sur la poignée, sans succès. Il reprend le corridor, passe près des trois blessés, jusque dans le foyer. Une étudiante arrive de l’escalier mécanique. Il tire sur elle. Blessée, elle se relève et va se réfugier au cinquième étage. Lépine se trouve alors dans le foyer. Il s’appuie sur un comptoir pour changer le chargeur de son arme. Une personne est cachée derrière le comptoir. Lépine l’aperçoit et tente de l’abattre par deux fois, sans l’atteindre.

À l’extérieur : 

Un deuxième et un troisième appels entrent simultanément à la centrale 911, dont celui d’un gardien de sécurité de Poly.

« Une fille suppliait : "Aidez-moi, aidez-moi". Mais les gens étaient terrifiés. Personne n’osait bouger. » 

– L’étudiant Jean-Marc Barbera, dans un témoignage aux journalistes

17h15-17h20

À l’intérieur : 

Service des finances 

Lépine se promène dans le foyer du deuxième étage, avant de passer devant les services financiers. L’une des employées, Maryse Laganière, son manteau sur le dos et son sac à l’épaule, verrouille la porte du B-218 – Lépine revient au pas de course pour tenter de l’en empêcher. Par une vitre, il la voit s’éloigner. Il tire sur elle à travers la vitre. Maryse Laganière est touchée mortellement à la tête.

À l’extérieur : 

Plusieurs appels affluent maintenant au 911. Les ambulanciers essaient de comprendre où se trouve Polytechnique – le campus de l’Université de Montréal est très grand, les étudiants ne connaissent pas l’adresse exacte de leur école. Les répartiteurs envoient par erreur les premiers policiers à la résidence des étudiantes sur le boulevard Édouard-Montpetit pour une « prise d’otages ». À 17h19, un policier qui allait chercher son fils à Poly apprend que des coups de feu ont été entendus. Il en informe ses collègues qui viennent le rejoindre.

17h20-17h25

À l’intérieur : 

Cafétéria 

Lépine reprend les escaliers pour descendre à la cafétéria du premier étage. Sitôt arrivé, il tire dans la cafétéria où se trouve une centaine de personnes – Barbara Maria Klucznick, une étudiante en sciences infirmières, est touchée. Lépine se balade jusqu’à l’extrémité de la cafétéria, là où se trouve l’espace surnommé « Polyparty ». Anne-Marie Edward et Geneviève Bergeron s’y sont réfugiées. Lépine tire sur elles. Il se tourne vers deux autres étudiants, un homme et une femme tapis sous une table. Il leur dit de sortir de là, mais ne leur tire pas dessus. Il sort de la cafétéria. Il retourne au troisième étage. Il tire plusieurs coups de feu dans le corridor – deux hommes et une femme sont blessés.

À l’extérieur : 

Les premiers policiers arrivent sur les lieux à 17h22, deux minutes avant les ambulances. Des blessés se rendent par eux-mêmes vers les secours. Le groupe tactique d’intervention (SWAT) est demandé. La police établit un périmètre de sécurité et éloigne la foule.

17h25

À l’intérieur : 

Local B-311 

Lépine se trouve à l’entrée de cette classe du troisième étage. Les étudiants assistent à l’exposé de quatre étudiants en génie métallurgique. Il entre dans le local, fait quelques pas vers l’estrade où se tient Maryse Leclair. Il tire sur elle. Il se retourne vers le reste de la classe et tire sur les premières rangées. Deux étudiantes, Maud Haviernick et Michèle Richard, tentent de s’enfuir par la porte – elles sont abattues. Par la porte arrière de la classe, d’autres ont plus de chance et arrivent à fuir. Lépine se promène dans la classe et tire sur les étudiants cachés sous les pupitres. Trois sont blessés. Une quatrième, Annie Turcotte, est tuée.

À l’extérieur : 

Sur les ondes de la police, les appels des étudiants sont retransmis – ils donnent une description du tireur. Un étudiant suggère de déclencher l’alarme incendie. Une répartitrice l’y autorise. Un policier s’oppose, mais il est trop tard, l’alarme est en marche. Quatorze voitures de police sont dépêchées tout autour de l’école et dans le secteur, mais la confusion règne dans la coordination de l’intervention.

17h25-17h30

Local B-311 

Sur la tribune, Maryse Leclair est blessée et appelle à l’aide. Lépine la rejoint. Il sort un poignard et lui donne trois coups de couteau. Puis, il dépose son poignard sur le pupitre du professeur, de même que deux boîtes de 20 balles chacune et sa casquette. Une autre boîte de 20 balles est posée sur une chaise en avant de la classe. Il s’assoit sur l’estrade, enlève son manteau qu’il met autour du canon de son arme, puis dit : « Oh shit. » Il se tire une balle dans la tête, la dernière balle du chargeur. Il est environ 17h28 ou 17h29, selon le coroner.

« En tournant le coin du corridor, j’ai vu ma fille étendue par terre, dans le local. Je l’ai reconnue tout de suite en la voyant. Elle avait les mêmes vêtements que le dimanche précédent, quand elle était venue souper à la maison. Puis, j’ai vu son visage. C’était bien elle. » 

– L’ex-policier Pierre Leclair, père de Maryse, qui était en devoir le soir du 6 décembre

17h30-17h35

À l’extérieur : 

Les policiers attendent toujours l’arrivée du groupe tactique avant d’entrer. Les étudiants décrivent la présence de blessés un peu partout dans l’école. À 17h35, un policier apprend que le tireur se serait suicidé au troisième étage. C’est seulement à ce moment que, sans plus attendre le groupe tactique, sept premiers policiers entrent dans l’immeuble.

« J’avais l’impression de voir Beyrouth à la télé après une explosion. Du sang, des blessés, des morts. » 

– André Tessier, ancien policier et chef de la division du crime contre la personne

17h41

Les ambulanciers reçoivent la permission d’entrer dans l’école. Dans l’heure qui suit, ils parcourront l’école avec les policiers et évacueront 14 blessés, hommes et femmes. D’un point de vue médical, aucune des 14 femmes tuées n’aurait pu être sauvée par une arrivée plus rapide des secours, a affirmé le coroner. Dans plusieurs cas, un seul des nombreux projectiles reçus aurait suffi à les tuer.

« En nous voyant en train de les aider [les blessés], il a essayé de nous tirer. On s’est couché par terre et on a fait semblant d’être mort. » 

– Un étudiant à la sortie de Poly, le soir des événements

11 DÉCEMBRE 1989

Par un froid particulièrement mordant pour la saison, plus de 8000 personnes se rendent à la basilique Notre-Dame de Montréal pour assister aux funérailles de 9 des 14 victimes. Jamais, de mémoire de Montréalais, les cloches de la basilique n’avaient sonné aussi longtemps.

« Nous avons perdu 14 amies, 14 copines… Ensemble, réalisons les choses dont elles rêvaient. » 

– Un étudiant de Poly, lors des funérailles le 11 décembre

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